Torko Kutera

- Torko, viens par ici s'il te plaît ! Appela une voix frêle du bas des escaliers grinçants de la maison familiale. Le jeune homme d'une vingtaine d'années descendit les marches quatre à quatre dans un effroyable boucan. Ses cheveux noirs dansaient sur ses épaules, et ses yeux vert sombre analysaient précisément chaque information qui pouvait être décelée. En l'occurrence, il s'agissait d'un homme tout de noir vêtu, qui semblait relater tristement à la maîtresse du logis quelque noir propos.
- Tu m'as demandé, mère ? lança d'un air faussement naïf le seul et unique fils de cette famille aisée. Au premier abord, il aurait été difficile de différencier les Kutera d'une quelconque autre famille paysanne. Torko était vêtu d'une seule pièce de tissu, attachée à la taille à l'aide d'une cordelette en guise de ceinture. Sa mère arborait un tablier de cuisinière blanc et une toque sur laquelle était brodée son prénom : Taka. Cuisiner était sa seule passion, et ce n'était certainement pas son grand âge qui l'empêcherait de faire ce qu'elle aimait. Non, le seul signe extérieur qui témoignait la bourgeoisie de la famille, c'était la taille de la maison, et son domaine assorti. La maison, vieux manoir datant de l'avant guerre, comportait vingt-cinq domestiques en tous genres ; et le domaine se composait de sept champs dont quatre loués à des paysans voisins.

L'homme en noir reprit d'un air grave :
- Ah vous voilà monsieur Torko. Pardonnez moi d'être si direct mais si monsieur votre père Tekaru Kutera n'est pas revenu hier soir, c'est qu'il a été retrouvé gisant mort sur la route de la rizière ouest. J'en suis profondément désolé. La mort de cet illustre samouraï nous attriste tous. Les dieux sauront le gratifier de ses actions accomplies ici-bas.

Toute la vitalité du jeune homme s'était envolée. Il était figé. Taka réprima un sanglot. Sans mot dire, il contourna le messager de mauvaise augure, se rendit dans sa chambre et commença à rassembler ses affaires, sans se soucier des murmures des domestiques qui le voyaient préparer un départ inattendu alors que le déjeuner était presque servi. Lorsqu'il redescendit l'escalier un baluchon sur l'épaule, son visage grave dévisagea le visiteur comme s'il avait été coupable. Il embrassa sa mère, qui ne comprenait nullement cette entreprise, lui susurrant un bref adieu, et partit. Il franchit le pas de la porte d'un pas déterminé et se dirigea vers la rizière ouest.

Lorsque le soleil commençait à se coucher, il aperçut le dos d'un cadavre flottant au milieu d'un lac. Jetant son baluchon à terre, Torko s'y précipita. Il ramena difficilement son père et sa lourde armure de samouraï à terre, puis le retourna. Son visage était pâle et ses yeux bleus ouverts, mais il était intact. Son armure avait été percée à l'abdomen, et le pauvre homme s'était probablement vidé de son sang au milieu de l'étang.
- Les rites mortuaires ! se rappela-t-il. C'était la première chose à faire lorsqu'un mort était découvert, même s'il avait été ennemi. Tout le matériel était dans son baluchon ... introuvable. On le lui avait sans doute volé alors qu'il nageait péniblement dans le lac. Qu'importe, cette glaise ferait parfaitement l'affaire. Il en prit une poignée et traça un trois cercles : un sur son front et deux sur ses joues. Implorant rapidement les dieux de l'accueillir dans l'autre monde, Torko creusa sa tombe, et l'y enfouit avec son armure, laissant dépasser son sabre au bord de la berge pour signaler à tout voyageur qu'ici reposait le grand Tekaru Kutera, illustre garde du corps du dernier empereur.

Il continua sa route tout droit, vers l'inconnu, se demandant qui aurait bien pu vouloir la mort de son père, samouraï à la retraite. Plus il s'interrogeait sur le sujet, plus il lui fallait poursuivre la voie de son père : se battre pour ses idées. Celui-ci avait fait d'une pierre deux coups en se battant pour les idées d'un homme qui partageait sa vision du monde. Torko allait faire de même. Il n'allait certes pas être adoubé samouraï tout de suite, ou peut-être même jamais, car il n'allait pas finir sa formation, mais il ferait le même travail, sinon meilleur. Et la lignée des Kutera sera prestigieuse pour encore une génération au moins. Quoi de plus beau que de se battre pour offrir à ceux qu'on aime une vie plus douce ? C'était décidé, il lui fallait mettre un terme à cette société anarchique. Et pour cela, il se devait de se forger une place prestigieuse au sein de tous ces politiciens qui croient tout savoir, et gagner leur confiance.

Fouillant ses poches, il constata avec joie qu'il lui restait 2 Ryos. C'était peu, mais il se débrouillerait. Tout d'abord, il lui fallait une arme. Il fit un feu non loin de la route, prit une longue et épaisse branche jonchant le sol et entreprit de la redresser et de la tailler. Au matin il était en possession d'un bô. Manier cette arme lui rappelait de nombreux souvenirs de son père, qui lui avait tout appris de l'art du combat. Il continua vers l'ouest, son bô à la main, une larme coulant sur sa joue, la tête haute, regardant droit devant.